« Lorsque les anciennes alliances ne seront plus, lorsque la force des mages aura failli, lorsque le règne des cendres recouvrira Terraë, un grand pouvoir naîtra. Du sang le plus humble au sang le plus noble, disparu, il reviendra sur les terres ensanglantées de Terraë, ensevelissant les parjures dans les ténèbres de leurs âmes perdues. De la destruction de Terraë viendra le chaos. Et la vie, de Gudrun ».
La Grande Bataille.
Les tambours frappaient sans relâche, insinuant la peur dans la terre, les chairs et les cœurs. Partout on courrait. Pour sauver ses biens, sa famille, sa vie, préparer son âme à la bataille, préparer son corps à la peur, aux chocs de la douleur, à la violente incursion de la mort. Bientôt, ils seraient là. Bientôt, ils les emporteraient tous, sans pitié, sans remord, avec le sourire édenté sur les faces boursouflées, piquées des signes de la servitude à l’immondice. Elle ne savait que faire, ne pouvait se résoudre à l’abandonner. Bien sûr qu’elle connaissait sa vaillance, son don pour l’art du combat, son courage, mais elle sentait que les regards échangés étaient les derniers. Il avait déjà cette vigueur dans les yeux, l’éclat du soldat, la soif de victoire du commandant de guerre. L’appétit du vengeur. « Je ne peux pas. Je veux rester.
_ Non !
_ Je sais me battre. » renchérit-elle, resserrant contre son sein le maigre ballot de linge.
« Pars. Fais-le. Pour moi. » Il plongea en elle sa volonté de roi et l’embrassa jusqu’à ce que le souffle leur manque. Puis il la poussa dans le couloir encombré où attendaient patiemment le mage et l’enfant. « Vas, mon amour. Cela doit être, vas. Namàrië. ». L’heure était venue. Pour tous.
Le visage adoré se détourna pour cacher ses larmes, ignorant les siennes. La minuscule main se glissa dans la sienne tandis que l’homme encagoulé imprimait une poussée à son dos. « N’oubliez pas la prophétie, ma reine. » Ces maudits sorciers. Toujours à inventer de nouveaux traquenards pour les perdre.
Ne vivaient-ils que pour la plonger dans le malheur ?
Les chevaux attendaient, sellés, harnachés de maigres provisions et possessions, le strict nécessaire. Les sabots s’ébattaient, frappant le sol en une frénésie maîtresse de la cité. Le temps de quelques battements de cœur et déjà ils étaient prêts. Solidement assis sur leurs montures gracieuses, fruit d’élevages ancestraux, les deux compagnons se laissèrent emporter à travers les ruelles en proie à l’agitation, évitant de leur mieux d’écraser les négligents si apeurés qu’ils en oubliaient la moindre prudence et se tenaient au beau milieu des voies passantes. L’enfant était dissimulé dans la cape du mage, en avant de la selle, tandis qu’elle se penchait sur l’encolure de son destrier noir de nuit afin de protéger son propre fardeau. Les feux d’alarme scintillaient toujours mais la bataille était déjà engagée. Les bois brûlaient à des lieux à la ronde. Ils détestaient les bois et la magie qui y vivait. Car si d’aventure la prophétie disait vrai, les bois seraient l’ultime refuge du Belthil. Pensant cela, elle resserra sa prise sur son fardeau. La prophétie… Tous en étaient bercés, depuis leur naissance, mais jamais ils n’imaginaient qu’elle puisse se réaliser de leur vivant. Pas même elle. Le mage conduisait sa monture avec aisance et rapidité. Elle suivit de son mieux, en excellente cavalière. Les cloches sonnèrent encore. Des coups rapprochés cette fois. L’ennemi ne se tenait plus loin des portes de la cité à présent. Les tambours frappaient sans relâche eux aussi, couvrant les cris de peur, les ordres de commandement, les admonestations au courage et ce que chacun trouvait de mieux pour s’exhorter au combat perdu d’avance. Les deux sentinelles se tenaient prêtes, comme convenu, avant de rejoindre le front. Sur un hochement de tête, le mage relevant sa capuche, les deux hommes entreprirent vivement de faire céder l’énorme madrier avant d’inciter les bêtes de bât à tirer de toute la puissance de leurs muscles. Les deux battants de métal épais de trois pieds grincèrent si fort, qu’un instant splendide, la rumeur tragique disparut. Aussitôt qu’il en eut la place, le cheval du mage s’engouffra vers l’extérieur et elle suivit. « Bon vent ma Reine, puisse Belthil veiller sur vous » murmura pour elle seule le garde de droite. Machinalement, elle le regarda. Ce n’était qu’un tout jeune homme, à peine sortit de l’enfance, au visage non encore marqué ni d’une barbe ni d’aucune cicatrice de guerrier. Sous peu, il mourrait comme tant d’autres. Il n’en doutait pas : ses traits tendus avec assurance ne dénotait aucune illusion sur son sort. Refusant la domination de son cœur, elle lui effleura la tête qu’il venait de décoiffer pour la saluer, offrant une maigre bénédiction en remerciement de sa fidélité.
La nuit l’engloutit à son tour.
Les grincements hurlèrent une dernière fois, les enfermant hors de portée de l’ennemi. Enfonçant leurs talons dans les flancs des plus fidèles compagnons, les deux fuyards se laissèrent emmener aussi vite que possible. Incroyablement sûrs d’eux, les chevaux filèrent au travers des bois noirs de suie, plongés dans une nuit retentissante d’éternité tant les hurlements annonçaient un massacre sans nom ni pitié. Le cœur enfermé de la reine ne put résister à d’ultimes sursauts de désespoir. Son amour, sa vie bataillait au loin. Et mourrait. De cela seul, elle avait la certitude.
Eux fuyaient.
Ils fuyaient oui, mais emportaient avec eux le dernier espoir de Terraë.[/size][/size]